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La Constitution européenne et... le handicap !!!

Speech de Mme Vladimir Špidla, Membre de la Commission européenne, chargé de l’Emploi, des Affaires sociales et de l’Egalité des chances, à l'occasion de la Conférence « Europe en action 2005 ». Prague, 19 mai 2005

Conférence « Europe en action 2005 »
Prague, 19 mai 2005

Mesdames et Messieurs,

C’est pour moi un grand honneur de pouvoir vous accueillir et ouvrir cette conférence, qui porte sur l’un des thèmes importants mais souvent négligés de notre présent européen.

Le projet européen est né sur la base d’un consensus, à savoir que les individus, les groupes d’intérêt et les États apprendront à satisfaire leurs souhaits réciproques. Le fait que notre sensibilité à l’égard de ceux qui, d'une manière ou d'une autre, sont affaiblis ou marginalisés dans notre société s’accentue progressivement – pas à pas, décennie après décennie – est donc l’expression d’une certaine logique interne du développement européen.

Il s’agit toutefois d’un processus lent, surtout en ce qui concerne ceux qui se retrouvent aux confins de la société non pas parce que quelqu’un était ouvertement contre eux, mais parce que la société s’intéresse peu à eux – parce que leur situation marginale a longtemps été considérée comme naturelle. Tandis que les minorités politiques et ethniques parviennent relativement facilement à parler d’une seule voix, pour pouvoir faire valoir leurs intérêts le plus efficacement possible dans les différents États européens, il existe dans chaque société des personnes qui sont affaiblies par essence. Ces groupes comprennent principalement les personnes dépendantes des soins institutionnels, de toute nature, et les personnes handicapées, en général.

C’est toutefois chez les personnes atteintes d’une maladie mentale et chez les handicapés mentaux que cet affaiblissement est sans doute le plus marqué : la nature même de leur handicap fait qu’ils ne recruteront probablement pas dans leurs rangs – à la différence des minorités ethniques ou d’autres groupes de personnes handicapées – de porte-parole politiques capables de se battre pour obtenir une place au soleil politique, pour eux-mêmes et pour leurs électeurs. Le risque est donc que la société les ignore, surtout si elle est trop unilatéralement tournée vers le rendement économique et l'efficacité.

Même si les fondements de l’Union européenne sont à l’origine économiques, il s’agit d’une communauté dont le dénominateur commun réside dans le partage de principes démocratiques libéraux et le respect des droits humains. C’est pourquoi je suis convaincu que le message clé de l’Union européenne doit être son attachement à des priorités humanistes, et ce, non seulement du point de vue des actes juridiques et des déclarations politiques, mais aussi sur le plan pratique. Qu'entends-je par priorités humanistes ? Le fait que, dans le cadre de tout effort – certainement nécessaire – en vue d’assurer le progrès économique, l’être humain ne peut jamais être réduit à une unité économique. Le fait que la valeur d’un être humain ne peut jamais être mesurée à l’aune de son utilité économique. Lorsqu’il est question de dignité humaine, l’argument économique ne peut jamais occuper la première place.

Oui, il est vrai que l’intégration professionnelle des personnes handicapées est, entre autres, également économiquement avantageuse pour la société tout entière. Et il est peut-être également vrai que les services de proximité pourraient, entre autres, être moins coûteux que le maintien de grandes institutions. Toutefois, il ne faut pas que nous succombions à la tentation (même à l’avantage des personnes handicapées) de mettre en première place l’argumentation économique - nous affaiblirions ainsi implicitement la force de nos arguments humanistes. La nécessité d’intégrer les personnes handicapées dans la société est – indubitablement – un bien humain et social en soi, indépendamment du fait qu’elle soit économiquement payante ou non.

La Constitution européenne, qui fait couler beaucoup d’encre actuellement, comprend notamment la Charte des droits fondamentaux de l’Union - un document qui reflète l’évolution, mentionnée ci-dessus, d’un simple consensus économique entre États démocratiques vers des efforts ayant pour objet une véritable intégration de tous les individus et groupes qui participent au projet européen. Par l’adoption de cette charte, les droits humains feront explicitement partie des bases juridiques de notre Union. L’article 86 de la charte proposée énonce ce qui suit : L'Union reconnaît et respecte le droit des personnes handicapées à bénéficier de mesures visant à assurer leur autonomie, leur intégration sociale et professionnelle et leur participation à la vie de la communauté.

Je ne tiens pas à me lancer dans de longues analyses juridiques, mais je juge toutefois important de mentionner au moins deux choses à cet égard. Premièrement, le fait que ce document fondamental confère pour la première fois des droits spécifiques aux personnes handicapées témoigne de l'évolution que la société européenne a connue au cours des cinquante dernières années – en effet, dans la Convention européenne sur la protection des droits de l'homme et des libertés fondamentales de 1950, ce thème n’apparaît même pas. Deuxièmement, la teneur concrète de cet article témoigne du profond changement d’attitude envers les personnes handicapées. Il y a quelques dizaines d’années, si cette question se retrouvait dans les déclarations politiques, elle était basée sur un paternalisme apparemment évident ; l’accent était mis sur la nécessité d’assurer la survie physique des personnes handicapées – même ça n’était pas évident avant 1945 ! - et donc de pourvoir à leurs besoins matériels. Aujourd'hui, comme la teneur de cet article le montre, la satisfaction des besoins matériels de ces personnes est plutôt considérée comme un moyen de leur permettre d’être les plus autonomes possible et les plus intégrées possible dans la société.

Si la Constitution européenne et la Charte qu’elle contient représentent le plus haut niveau constitutionnel de protection des droits des personnes handicapées, une législation d’un niveau inférieur avait déjà fait son apparition ces dernières années. Il s’agissait des premières dispositions législatives européennes concrètement applicables et exécutoires en matière d'interdiction de la discrimination. Deux directives ont été adoptées sur la base de l'article 13 du traité d'Amsterdam, dont l'une, la directive 2000/78, porte notamment explicitement sur les personnes handicapées. Concrètement, cette directive interdit la discrimination dans tous les domaines liés à l’emploi, en imposant aux employeurs potentiels l’obligation d’adopter des mesures appropriées.

Toutefois, les États membres n’ont transposé que récemment cette directive dans leur ordre juridique interne. À cet égard, certains d’entre eux ont justement obtenu un délai en ce qui concerne les personnes handicapées, tandis que d'autres n'ont toujours pas adopté de législation antidiscrimination. La République tchèque fait malheureusement partie de ces derniers. La Commission européenne a déjà engagé une procédure d’infraction à l’encontre de certains anciens États membres et la Cour européenne de justice a également déjà rendu des arrêts défavorables à certains d’entre eux, par exemple récemment contre l’Allemagne.

Toutefois, même lorsque la directive en question aura été valablement intégrée dans l’ordre juridique des États membres, il nous restera une masse de travail dans le domaine de la protection contre la discrimination. D’une part, nous serons confrontés à l’application de ces normes juridiques dans la pratique, où beaucoup dépendra de la jurisprudence des cours et tribunaux, auxquels incombera la tâche de statuer sur les mesures appropriées.

Il n’est pas exclu qu’en la matière également, la Cour européenne de justice finisse par jouer un rôle déterminant. D'autre part, la Commission européenne se rend compte que les directives adoptées jusqu’à présent ne couvrent pas – en ce qui concerne la discrimination fondée sur un autre motif que l'origine ethnique – toute la longue série de situations discriminatoires, comme par exemple la discrimination en matière d’éducation, de logement, de soins de santé ou de prestation de services, en général. Par conséquent, la Commission européenne réalise des études portant sur la faisabilité de nouvelles modifications législatives, dont les résultats sont attendus pour 2006.

En dehors des instruments juridiques, la Commission européenne a également à sa disposition des instruments financiers et, particulièrement, en ce qui concerne les personnes handicapées, le Fonds social européen, qui contribue déjà dans une large mesure à leur intégration, surtout professionnelle. Il est justement proposé de faire figurer l’intégration des personnes handicapées au premier rang des priorités pour la prochaine période de programmation du Fonds. En outre, la Commission européenne milite, malgré l’opposition de certains États membres, pour que l’aide du Fonds social européen ne soit pas limitée géographiquement à certains États membres ou régions et pour que les ressources de ce Fonds puissent également être utilisées, par exemple, en faveur de personnes handicapées habitant dans des pays ou régions par ailleurs prospères.

La dernière méthode, vraiment « douce », que l’Union européenne a à sa disposition, est la « méthode ouverte de coordination ». En ce qui concerne le fonctionnement du réseau social, des services sociaux, des pensions et d’autres domaines sociaux qui relèvent de la compétence des États membres, la méthode ouverte de coordination peut constituer le seul instrument qui permet un rapprochement progressif des positions et le partage de bonnes pratiques. Cela concerne naturellement aussi les soins aux personnes handicapées, y compris les handicapés mentaux.

Il est notoire que, dans les nouveaux États membres, principalement, le pourcentage de personnes handicapées – et surtout de handicapés mentaux – placées dans de grandes institutions est par trop élevé. Bon nombre de ces institutions sont situées loin de tout et sont peu ouvertes au monde extérieur. On ne peut pas généraliser, parce que ce secteur a lui aussi enregistré toute une série d’améliorations après 1989, de sorte qu’il existe souvent aujourd’hui des différences essentielles entre les diverses institutions. Ce qui est toutefois incontestable, c’est qu’il subsiste, au moins dans une partie de ces institutions, des conditions qui ne peuvent être considérées comme satisfaisantes dans l’Union européenne au début du XXIe siècle, avant tout sur le plan de la dignité humaine – qu’il s’agisse des paramètres de l’environnement physique, du degré de vie privée dont jouissent les personnes placées, de leur degré d’autonomie, et surtout du besoin de communication humaine.

Il est fréquemment question des mesures restrictives inadéquates qui sont appliquées à l’égard de ces personnes dans certains établissements, d’une culture institutionnelle trop restrictive, héritée du passé. Les mesures restrictives utilisées remplacent souvent ce qui fait défaut, à savoir des programmes d'activités et la communication humaine. Il est donc fallacieux, dans une large mesure, de diriger ses critiques vers l’un ou l’autre moyen restrictif concret ; remplacer un moyen restrictif par un autre ne représente en soi aucune amélioration. Il importe d’améliorer toute la culture institutionnelle de ces établissements et surtout de proposer une autre solution, sous la forme de soins de qualité dispensés dans l'environnement habituel des patients et dans des foyers de réinsertion.

La Commission européenne a financé, dans les années 2003-2004, une étude intitulée « Included in Society », qui s'est intéressée aux grandes institutions en Europe et a examiné les possibilités de désinstitutionnalisation et, partant, la « dissolution » des institutions dans les soins de proximité. Une autre étude suivra concernant les aspects financiers des soins de proximité. La Commission européenne réalise en effet qu’on ne peut procéder à une désinstitutionnalisation – au risque de la voir échouer – sans garantir des services de proximité et en foyer de réinsertion réellement fonctionnels.

À cet égard, il convient de se référer à l’exemple édifiant de la désinstitutionnalisation radicale des soins psychiatriques qui s’est déroulée dans les années 80 en Grande-Bretagne, aux États-Unis, en Italie et dans plusieurs autres pays. Le principal moteur de cette évolution était l'argument économique selon lequel les soins de proximité coûteraient moins cher. Cette désinstitutionnalisation a été profitable à de nombreux patients. En revanche, les services de proximité n’y étaient pas préparés, loin de là, de sorte qu’un grand nombre d’autres résidents d’institutions ont fini à la rue et que leurs besoins matériels n’ont finalement pas été satisfaits non plus. Cette expérience montre que la « bonne pratique » ne réside pas dans un radicalisme écervelé, mais dans le soutien ciblé d’alternatives de qualité aux soins institutionnels, en n’oubliant pas ceux qui ont bénéficié de soins institutionnels jusqu’à présent – par l’humanisation de leurs conditions de vie, par la formation du personnel, par exemple au travers d’exemples positifs provenant d’autres pays européens, et par l’introduction de systèmes effectifs de contrôle extérieur.

Nous sommes convaincus qu’il est avant tout nécessaire d’investir dans les personnes – dans celles qui ont besoin de soins, mais aussi dans la préparation professionnelle de celles qui les dispensent, et ce, essentiellement dans les soins de proximité, mais aussi dans les travailleurs des soins institutionnels, qu'il ne faut pas condamner trop facilement, ni rendre responsables de la situation non satisfaisante actuelle. La Commission européenne continuera à déployer des efforts pour que la méthode ouverte de coordination contribue à l’accélération des changements de culture institutionnelle dans les soins aux personnes atteintes d’un handicap mental, ainsi qu’au développement de formes de soins qui permettent à ces personnes de mener la vie la plus digne possible, d’avoir le plus d'autonomie possible et de bénéficier du plus haut degré possible d'intégration sociale.

Je vous remercie de votre attention.